Le peuple de la fourrure

Les Blancs qui vivaient de la traite allaient rencontrer les chasseurs autochtones, même pendant leur période de chasse, pour les inviter à faire affaire avec eux ou à se rendre au poste de traite auquel ils étaient attachés. On disait de ces hivernants qu’ils « couraient en dérouine ». Le vieux mot français drouine, directement sorti du langage populaire du XVIIe siècle, désignait le havresac contenant des outils que portaient les chaudronniers ambulants. Transformé en dérouine, ce mot a été adopté par les traiteurs qui vivaient de la fourrure et des activités qui s’y rapportaient. Il restitue bien l’apparence des hivernants qui se déplaçaient en portant sur leur dos leurs marchandises de traite et divers autres effets.

Ceux qui, dès le XVIIe siècle, parcouraient l’arrière-pays de la Nouvelle-France dans le but d’échanger des marchandises contre des fourrures travaillaient pour eux-mêmes ou étaient envoyés par le poste de traite auquel ils étaient attachés. Ces hivernants en dérouine remontaient la rivière Romaine et s’arrêtaient aux campements des chasseurs et de leur famille, aménagés en rive. Le moment venu, ils revenaient vers les postes de traite, situés pour la plupart sur les rives du Saint-Laurent.

Le site du peuple de la fourrure (ElCw-009) était probablement un lieu de rencontre de chasseurs autochtones et d’hivernants, installés temporairement à cet endroit pour les pourparlers et les ententes. Il est situé en aval de la confluence de la rivière Romaine et de la rivière aux Sauterelles (alors appelée « rivière Kokumesh »), en rive gauche de la Romaine (PK 280), à la base d’une grande pointe et d’une colline rocheuse. De petits ruisseaux se jettent dans la rivière à proximité du site. Cet emplacement correspond au début d’une section de la Romaine où le débit et la dénivelée sont relativement faibles, rendant la rivière facilement navigable à proximité. Bien qu’il soit bien situé et facile à atteindre, l’endroit n’a été occupé qu’une seule fois dans l’histoire de la rivière. Le groupe d’Amérindiens qui y a laissé des traces y aurait reçu la visite de marchands blancs à la fin du XVIIIe siècle.

La fouille archéologique de 2016 a couvert toute la superficie occupée (12 m2). En plus de dégager une structure de combustion appelée « foyer 1 », répertoriée lors des interventions précédentes, les archéologues ont récupéré des éléments de culture matérielle historique, quelques éléments lithiques ainsi qu’un assemblage osseux de plus de 10 000 fragments.

La datation au carbone 14

Selon les datations au radiocarbone obtenues en laboratoire, certains échantillons de charbon de bois prélevés au site ElCw-009 dateraient de 430 ± 50 ans. Cette datation cadre avec deux plages d’occupation, soit les périodes entre 1420-1520 et 1580-1630 de notre ère. Cette dernière datation correspond davantage aux assemblages archéologiques prélevés au site du peuple de la fourrure.

L’élément dateur le plus important du site est le foyer 1. Il s’agit d’un grand feu autour duquel des aménagements commodes facilitaient les travaux associés à la préparation de la nourriture et au traitement des peaux. Des fragments de charbon de bois ont été envoyés en laboratoire pour l’obtention de datations au radiocarbone classique et par spectrométrie de masse par accélérateur.

Accelerator mass spectrometry (AMS)

Datation au radiocarbone d’échantillons mis au jour au site ElCw-009
Désignation de l’intervention Numéro d’échantillon Datation au radiocarbone classique(ans) Périodes avant aujourd’hui* (AA) Périodes de notre ère* (ans) Nature de l’intervention
ROI04 ROI04-PMF01 430 ± 50 540-320 1420-1520
1580-1630
Inventaire du foyer 1
ROF16 ElCw9-T0216 235 ± 15 303-283
167-154
1647-1667
1783-1796
Fouille du foyer 1

* Plages de datation corrigée correspondant aux meilleures probabilités (cal. BP 2 sigmas et cal. AD 2 sigmas)

Un lieu de vie : le foyer 1

La structure de combustion désignée « foyer 1 » forme un petit monticule qui a pu être accentué par la présence d’une souche d’arbuste. Le foyer est composé d’une quarantaine de fragments de pierres altérées et de galets ainsi que d’une matrice sableuse brunâtre contenant des ossements à tous les stades de passage au feu et quelques particules de charbon éparses.

Le foyer est relativement circulaire et couvre une superficie d’environ 1 m de diamètre. Les coupes révèlent que la surface du sol a été sommairement préparée pour l’aménagement du foyer. Les pierres ont été enfoncées dans une matrice composée d’un sable fin légèrement organique, dans lequel de nombreux vestiges osseux ont été mis au jour. Des ossements ont été trouvés sous certaines pierres, ce qui indique que ces pierres ont été déplacées après une ou plusieurs utilisations du foyer. La plupart des pierres sont fracturées et certaines portent des traces de rubéfaction (oxydation du fer). Si la chaleur a altéré certaines d’entre elles, toutes proviennent du même endroit : la berge de la Romaine, en contrebas. Plusieurs fragments d’une même pierre sont jointifs, c’est-à-dire qu’ils s’agencent parfaitement les uns aux autres, en dépit de la distance qui les sépare au sein de l’aménagement.

Un touillage intense et l’action animale après l’abandon du foyer ont perturbé la matrice. Cette dernière a une épaisseur variant entre 3 cm et 8 cm. Elle repose principalement sur un horizon de surface appauvri (Ae), mais aussi sur un horizon de surface humide (Ah) ou directement sur l’horizon sous-jacent riche en fer (Bf). Une cuvette de rubéfaction très prononcée couvre le cœur du foyer, témoignant d’un feu intense ou de longue durée. La matrice contient en outre du charbon de bois, présent sous forme de particules dispersées.

Les âges avant aujourd’hui (AA) sont exprimés en nombre d’années comptées vers le passé à partir de l’année 1950 de notre calendrier.

Il s’agit des plages de datation corrigée correspondant aux meilleures probabilités (cal. BP 2 sigmas et cal. AD 2 sigmas).

Un aménagement commode

En périphérie du foyer, principalement à l’est et au sud, plusieurs grandes pierres présentent une surface plane ayant servi à la cuisson, pour le dépôt de contenants ou de morceaux de viande, ou comme surface de travail. Des galets employés comme outils ont été mis au jour à proximité.

On trouve ce type de foyer, constitué de nombreuses pierres, dans d’autres sites du bassin supérieur de la Romaine. Les archéologues l’associent à la préparation et au traitement de carcasses après la chasse, d’où la présence de surfaces de travail et de galets-outils en périphérie de l’aménagement. De plus, les traces de découpe et de fractures en spirale dans l’assemblage osseux confirment le lien avec la préparation de carcasses. Les nombreux vestiges osseux enfouis dans la matrice montrent une diversité d’espèces chassées.

Structure de combustion du foyer 1 présentant des traces rougeâtres d’intense rubéfaction (oxydation du fer).

Outre ces vestiges, on a trouvé très peu d’objets fabriqués par l’homme ou résultant de ses activités au site ElCw-009. Cela témoigne généralement d’une occupation relativement courte.

Les vestiges d’un feu intense

Dans le grand foyer du site ElCw-009 et autour de lui, des animaux ont été grillés ou rôtis et plusieurs ossements ont été jetés au feu par la suite. L’assemblage osseux mis au jour est composé de 10 280 fragments appartenant à 9 828 restes osseux provenant de la chasse et de la pêche.

La fragmentation observée est en partie ancienne et en partie récente. L’archéologue spécialiste de l’ostéologie animale a mis en lumière la présence d’au moins six castors d’âges variés, d’au moins quatre porcs-épics d’âges variés, d’une loutre et de carnivores indéterminés (peut-être loutre, renard, martre ou carcajou). Les restes de poissons et d’oiseaux sont mal préservés, comparativement à ceux des mammifères, et présentent un taux de fragmentation plus élevé. Certains ossements d’oiseaux appartiennent à une bernache du Canada.

Les ossements dégagés ont subi les effets du feu à divers degrés, mais la plupart des restes sont au moins partiellement calcinés. Les restes non carbonisés qui ont traversé le temps sont probablement liés à l’occupation la plus récente. On constate beaucoup de fragmentation post-abandon ainsi que l’absence de plusieurs éléments, possiblement éliminés par les processus taphonomiques (dégradation jusqu’à l’élimination ou la fossilisation).

Tibias de castor ouvragés liés au foyer 1.

Surtout des castors…

L’assemblage osseux trouvé au site du peuple de la fourrure est principalement composé des restes d’au moins six castors, répartis entre juvéniles, adultes et vieux. La chasse a sans doute porté sur une colonie de castors partageant la même hutte et sur quelques autres bêtes, puisque plus de deux castors consommés étaient des adultes. Plus précisément, les restes comprennent deux castors de moins de un an et quatre de plus de trois ans et demi, mais aucun castor très jeune ou nouveau-né. Les crânes et les os des hanches sont sous-représentés dans l’assemblage, ce qui pourrait résulter d’un traitement différentiel de ces parties ; selon les pratiques innues, ces os ont pu être rejetés à l’eau ou accrochées dans un arbre.

Les objets fabriqués par l’homme

Bien que modeste, l’assemblage artefactuel est représentatif de la fonction et de la datation du site du peuple de la fourrure. Il se compose principalement de vestiges associés à la période historique : un bloc de quartz, une perle de verre blanc, une pierre à fusil utilisée comme pierre à briquet, huit cendrées et trois balles de fusil en plomb. Certaines balles et cendrées ont servi et ont été déformées par l’impact.

Des activités concentrées dans l’espace et dans le temps

Toutes ces activités liées aux Innus au campement de la fourrure se sont déroulées à la fin du XVIIIe siècle, autour du foyer. Les éléments liés à la chasse sont répartis en demi-cercle du côté est–nord- est du foyer. La pierre à fusil et l’éclat de silex se trouvent côté sud, disposés eux aussi en arc de cercle. Dans une seconde aire d’activité, au sud du foyer, les occupants se sont servis de surfaces de travail en pierre. Plusieurs galets ainsi que la perle, le fragment de quartz et l’écorce y sont associés.

Les ossements de castor ouvragés étaient concentrés dans la partie nord-ouest du foyer. Il est possible qu’ils soient issus du travail d’une seule personne, positionnée de ce côté du foyer.

Un morceau de bois en état de décomposition avancée est présent à l’ouest du foyer. Sa nature, sa forme et sa fonction restent indéterminées.

En raison des nombreuses pierres qui composent le foyer, l’occupation du site ElCw-009 a eu lieu durant une période sans neige, car les galets ont certainement été ramassés sur la berge de la rivière. Une occupation à l’automne ou au printemps est la plus probable. Aucune habitation ne semble avoir été érigée à cet endroit. Il s’agit plutôt d’une aire de halte particulièrement bien située en raison de la configuration des lieux et la présence de ruisseaux à proximité, propices à la chasse du castor et à la pêche.

Un emplacement stratégique

Les quelques personnes qui se sont arrêtées au site du peuple de la fourrure, à la confluence des rivières aux Sauterelles et Romaine, ont choisi un emplacement relativement éloigné, mais tout de même visible depuis les autres endroits du secteur qui étaient fréquentés par des groupes familiaux à la même époque. La combinaison d’occupants – des chasseurs innus et des engagés eurocanadiens – peut expliquer en partie ce besoin d’isolement. Il est fort possible également qu’une chasse opportuniste ait été organisée par un petit groupe en déplacement afin de pallier le manque de nourriture au campement principal. Le traitement des carcasses aurait été fait sur place, puis la viande aurait été apportée au campement principal. Une chose paraît certaine, aucun groupe familial n’a fréquenté le site ElCw-009. Malgré la grande quantité de viande, l’occupation semble avoir été relativement courte et centrée sur le traitement des carcasses par temps froid.

Au début de la période historique, la région côtière était visitée par les Basques, les Hollandais, les Espagnols et les Français. La fréquentation de la côte du golfe du Saint-Laurent est d’abord liée aux pêcheries, mais très tôt l’exploitation des animaux à fourrure prend de l’importance dans les échanges avec les Amérindiens. Le site du peuple de la fourrure est situé à l’intérieur des terres, entre le poste de traite de Mingan, en bordure du Saint-Laurent, et le poste du lac Melville, établi à l’embouchure du fleuve Churchill au Labrador. Ces deux postes sont exploités depuis le régime français, avant d’être repris par les Anglais puis par les grandes compagnies de traite. Leur influence sur les échanges commerciaux est donc relativement continue dans le temps.

La valeur patrimoniale de ce petit site archéologique réside dans l’acquisition de nouvelles données relatives à la traite des fourrures dans la région et à une occupation unique dans le secteur. En effet, peu de sites appartenant à cette période mettent en présence un groupe mixte d’Amérindiens et d’Eurocanadiens. Ces nouvelles données ouvrent une perspective inédite quant à l’occupation et à l’exploitation des ressources du bassin supérieur de la Romaine.